Pièce collective jouée par seize actrices et créée par cinq d’entre-elles [1], « Violentes » expérimente en une dizaine de tableaux toutes les facettes de la violence des femmes : légitime, illégitime, défensive, offensive, violence contre les autres (maricide, infanticide), contre soi, contre un système hétéropatriarcal écrasant dès les premiers âges de la vie ou de l’école. La force de cette performance théâtrale organisée autour de lectures, scandées, déclamées, murmurées ou chantées, vient du collectif et ce collectif permet d’exprimer la force [2]. Une force incarnée ici par la puissance de jeunes femmes prêtes à combattre, prêtes à en découdre au sens propre comme au sens figuré.
Insoumissions textuelles
Chaque tableau est une insurrection contre les violences sexuelles, contre les préjugés et les assignations faites aux femmes, contre une identité imposée et dominatrice, contre un sexisme intériorisé, contre les oppressions genrées d’où qu’elles viennent de l’extérieur comme de l’intérieur. Mais il n’y a pas que des contre : à travers plusieurs monologues-manifestes la pièce défend beaucoup de choses, une existence libre, une sororité, s’accepter tel que l’on veut être et le droit de s’approprier les pires crimes pour montrer de quoi sont capables certaines d’entre-elles.
A la fois graves, percutants, poétiques et audacieux, les textes bousculent les spectateurs/trices pour mieux faire sentir la dangerosité des situations. Pointée par le flingue d’une actrice déterminée qui rompt la linéarité du spectacle, la salle ressent un doute. Questionné sur la blanchité oppressive de notre société, un malaise traverse l’auditoire. Taloché par des propos vengeurs « on t’écorche les joues, on te crache à la face », « je t’encule », on se repositionne dans son fauteuil. Sous une lumière plongeante, une chanteuse nous communique une intimité fragile en Barbara décalée de notre temps.
Des corps en lutte qui font scène
Agrémenté de touches d’humour grinçant, grimaçant notre société, jouant des situations paradoxales sans jamais être glauque, « Violentes » est aussi une incroyable expérience physique, sportive, collective et individuelle, dans laquelle les corps s’engagent, se serrent, se desserrent, rivalisent, se confrontent, se déchainent, dansent, rampent ou se soutiennent. Corps en lutte et lutte des corps, de nouveau les actrices font collectivement corps. La gestuelle est belle, expressive et interactive, mise en valeur par une mise en scène dépouillée (ce sont les corps qui font scène) et par un éclairage subtil. Pour ne pas “perdre le fil” de ces histoires, dans un coin de la scène, le rouet d’une jeune femme interchangeable rythme le temps qui passe comme si rien ne pouvait l’arrêter [3].
La lutte est au cœur du propos comme le souligne les autrices, car il s’agit bien « de construire une force ne serait-ce que sur l’espace du plateau et dans le temps de la représentation, comme pour s’entraîner » [4]. Cet entrainement nécessaire pour se défendre et se protéger de la violence des hommes et de l’État est le signe d’un courage à toute épreuve. Si dans « Violentes » les femmes sont « capables et coupables » de violence, si « les folles viennent en masse » pour nous foutre une raclée et décider du jour de notre pendaison, nous les hommes et notre système l’avons sans doute bien mérité. Dans tous les cas, il faut y réfléchir. D’où provient cette rage ? Quelles sont les causes de cette colère ? Ce spectacle choral, militant, volontairement en non-mixité, permet d’affirmer cette puissance collective féministe tout respectant les individualités.
Au delà de la violence
« Violentes » n’est cependant pas binaire car la violence n’apparaît pas in fine comme une solution viable, pratique ou habile, elle permet seulement de nous alerter et de prendre conscience des changements profonds nécessaires qu’il reste à faire dans les rapports entre êtres humains, au-delà même des questions de genre ou de la démarche queer. Le propos est riche et touffu, complexe et courageux. En ce sens, les « Violentes » s’effacent pour laisser place aux « Flamboyantes », bien décidées à reprendre le pouvoir qui leur a été confisqué dans une société qui engendre ces/ses violences.
Cet avertissement théâtral nous démontre aussi que nous sommes peut-être en train de changer d’époque, que de nouveaux repères se mettent en place pour une existence moins asymétrique et plus libre. « Et vlan ! », que la voix des femmes compte définitivement. A ce titre « Violentes » lance un défi à notre condition d’humains sclérosés, à savoir comment repenser nos propres existences individuelles et collectives, et que ces existences transformées sont actrices du changement de nos sociétés.
FX, 18/01/2020.
Dernière représentation au théâtre Kantor à l’ENS de Lyon, le samedi 18 janvier à 20h.
Pour en savoir plus écouter Micro-coulisses n°23 • 8 janvier 2020, l’émission de Coline Lafontaine sur la webradio Trensitor.
Pour accompagner cette problématique : Cardi, Coline & Pruvost, Geneviève (sous la dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte / Poche, coll. Sciences humaines et sociales n° 471, 2017.
Notes
[1] Une création de : Alice Beuzelin, Gnous-se Francfort, Alice Perrier, Joséphine Villeroy et Elise Zhong.
[2] Avec des textes de : Monique Wittig, Jean-René Lemoine, Txus Garcia, Queen Ka, Boston Women’s Health Collective. Écriture de : Alice Beuzelin, Gnou.se Francfort, Zoé Mary-Roulier et Elise Zhong.
[3] On pense à l’ouvrage L’étude et le rouet de la philosophe Michèle Le Doeuff.
[4] Extrait de l’argumentaire de la pièce.