Dans une écriture limpide sans fioritures Vanessa Springora nous livre son témoignage salvateur car son texte possède toutes les qualités d’une résurrection. Les mots sont simples et justes, la description empreinte d’une sincérité blessée. En six parties : L’enfant, La proie, L’emprise, La déprise, L’empreinte et Écrire, elle rythme son témoignage édifiant, chaque partie correspondant à un temps, de l’enfermement à l’effondrement jusqu’à la reprise en main de son destin. Son récit nous plonge dans la gravité d’une époque soit disant « libérée » faite d’abus sexuels, de mensonges d’adultes, d’hypocrisie médicale et de non dits.
Cette époque de la fin des années 70, je l’ai vécue, le monde de notre enfance était fait de lâches exhibitionnistes (exerçant dans des ascenseurs ou à proximité du collège), d’autres pervers pédophiles qui faisaient la chasse aux gamins que nous étions flânant sur le quai de la Mégisserie connu pour ses plantes et ses animaleries. Adolescents, nous avons tous croisés sur notre route ces « satyres » qui nous faisaient peur. Puis, grandissant vite et connaissant leur lâcheté, nous les chassions en bande, les menaçant de leur couper les couilles en leur balançant des pierres. Ils prenaient leurs jambes à leur cou et nous étions fiers de cette victoire. Cette époque était donc aussi celle de la prédation. Il fallait se méfier des vieux salauds.
Vanessa Springora décrit précisément cette prédation, le mode opératoire du vieil élégant, dandy parisien, pour masquer son vice, enrober sa pathologie pour les « moins de seize ans » dans une correspondance amoureuse manipulée et aberrante. Car in fine, comme tout prédateur, il veut conserver le contrôle et maintenir son emprise sur ses jeunes victimes abusées qui constituent le sang de sa littérature et la chair de son appétit sexuel qu’il déploie jusqu’en Asie en toute impunité. Tout en restant dans un déni bien calculé.
Grâce à ce témoignage courageux, l’autrice interroge les failles de notre société dans la protection des enfants et des adolescents notamment de la Brigade des Mineurs, l’aveuglement, voire la complaisance, du monde de la culture vis-à-vis de cet auteur que seule une écrivaine québécoise osera tacler sur le plateau d’Apostrophes. Dans la partie intitulée “La proie”, Vanessa Springora interroge l’ère du temps à travers l’engagement de certains intellectuels pour une libération des mœurs unilatérale, plus soucieux de leurs propres désirs d’adultes que de l’intégrité corporelle et psychique des enfants. Lecteur de Libération à l’adolescence je percevais ce décalage choquant. Une défaillance violente.
Pour nous avoir livré ce texte incisif, sans haine, il faut dire merci à Vanessa Springora. Merci pour toutes celles et ceux qui ont cru aux contes magiques et aux belles histoires et qui sauront désormais qu’une emprise maladive peuvent les attendre au coin de la rue, sur le chemin de l’école ou du collège. Merci pour cette une mise en garde à transmettre aux adolescents à la découverte de leur corps et de leur sexualité. Si les enfants ne peuvent lire ce texte aux détours parfois crus et cruels, les parents peuvent en saisir toute la bienveillance et devraient se l’approprier comme un manuel de survie. Mais pas que.
Bien plus qu’un simple récit personnel, cet ouvrage décrit un processus de résilience et pose à tout artiste la question des limites et du respect des autres, objets de leurs fantasmes. Qu’est la littérature au regard du vécu ? Quelles sont les limites du récit autobiographique ? Comment les intellectuels se positionnent face aux normes sociales ? Comment interagissent les artistes avec leurs « modèles », leurs sujets, leurs objets d’écriture et de surcroît avec leur propre vécu ? Comment raisonner à l’heure des réseaux dits « sociaux » et d’internet ? En tant qu’artiste, ces questions je me les pose moi-même. A travers son récit clairvoyant Vanessa Springora nous invite à réfléchir sur ce que la philosophe Elsa Dorlin analyse comme une « phénoménologie de la proie ».
La victoire de Vanessa Springora est au bout de l’écriture. Car si pendant un temps « plus jamais elle n’envisage d’écrire », dégoûtée par le sort réservé à cet écrivain, c’est précisément par l’écriture qu’intervient la solution : « prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre ». Son écrit autobiographique, à portée sociale et philosophique, indique une fois pour toutes au manipulateur, au “calculateur de chaque instant”, au charmeur aux intentions peu avouables, que la proie qu’il a imaginé, qu’il pensait réduire à néant sous son emprise, qu’il a tenté de détruire à petit feu comme une préparation culinaire savamment orchestrée, pendant des décennies, que cette proie n’existe plus, qu’il n’y a plus de prise et qu’il doit désormais disparaître.
FX, 11/01/2020.
Illustration : FX, “Ecrire-Réécrire”, dessin et collage, 07/01/2020.