Une trêve artistique dans la violence sexiste du monde

Texte de notre lecture performée lors de l’inauguration de l’exposition/installation “24 héroïnes électriques” à l’ENS de Lyon, galerie Artemisia le 12 décembre 2019.

Lecture performée de FanXoa en compagnie vidéographique de Virginie Despentes. Photo David Gauthier

Je crois assez à cette idée que les artistes sont les éponges volontaires du temps. Ils absorbent, boivent l’esprit du temps qu’ils côtoient et positionne leur art, leur performance à l’issue d’une réflexion, d’une intuition sur ce temps1. J’ai choisi d’exprimer ce temps actuel à travers trois thématiques : le punk, pour son insolence plus construite et raisonnée qu’il n’y paraît, la guérilla pour l’esprit des luttes qui parcourent de nombreuses vies sur la planète, la philosophie pour la puissance et l’épanouissement de la pensée sans laquelle notre monde ne serait qu’une indéfinissable fusion. Ces thématiques m’ont amené à exprimer une forme de reconnaissance à quelques héroïnes des XXe et XXI siècles chargées d’électricité que j’ai parfois croisées directement ou rencontrées à travers leurs écrits ou encore suivies à travers leurs actes déterminants. Comme l’électricité, elles nourrissent nos têtes et nos corps. Comme l’électricité, elles irriguent nos cerveaux qu’elles ont, rappelons-nous, mis au monde2.

En décembre 2018, il y a un an, Greta Thunberg lançait un appel pour la justice climatique. C’est indéniablement une des héroïnes de la jeune génération. Quarante ans plus tôt, le 7 avril 1978, à quatorze ans et demi, je manifestais à Paris avec des féministes radicales et les Autonomes pour dénoncer les sévices corporelles perpétrées par la police française contre Heide, une jeune allemande3. J’inscris donc mon intérêt pour ces causes éco-féministe dans un temps long. Bien sûr, ces thématiques ne sont ni closes ni figées, l’astronomie a démontré que les femmes scientifiques jouaient un rôle très important dans cette discipline et dans notre vie de terrien/ne4. Il en est de même pour toutes les héroïnes anonymes qui, dans nos vies respectives, « nettoient, nourrissent, éduquent et soignent le monde »5, femmes de ménages6, infirmières, cuisinières, travailleuses du sexe, institutrices, nous avons un devoir de respect pour chacune quel que soit leur métier, leur tâche, leur position sociale bien souvent imposées.

Cette exposition, placée définitivement sous le signe du genre, a pour but de découvrir et de croiser des parcours et des approches. Des trajectoires pacifiques ou violentes, subies ou provoquées, déclamées ou silencieuses, se côtoient et se confrontent parfois dans leurs objectifs et leurs actions. Cette approche plurielle est volontaire, exposant les possibilités de dialogue sur le genre et la société, interrogeant différents discours, proclamations, avertissements ou pensées profondes en provenance de différents espaces sociaux et de différents pays. A l’heure où plus de 140 femmes ont été assassinées par leur conjoint ou ex en France depuis le début de l’année 2019, les hommes ont tout intérêt à apprendre de ces discours, des ces écrits, de ses actions pour envisager un terme à la domination masculine et j’en fais partie7. Garçons, ne faites plus pleurer vos mères de désespoir, époux ne battez plus vos femmes, prédateurs ne tuez plus nos filles. Lorsque Stefan Sweig écrivait en 1927 24 heures de la vie d’une femme, on ne pouvait imaginer qu’en 1983 Andréa Dworkin demanderait une trêve de 24 heures pour qu’il n’y ait plus de viols sur cette terre8. C’est cela cette exposition, une trêve artistique dans la violence du monde, des prises de liberté de femmes, éprises de liberté, pour une prise de conscience pour chaque 24 heures de notre vie.

En mon for intérieur, je crois que cette exposition s’inscrit profondément dans un vécu. Celui d’avoir été, d’être et d’aimer être en compagnie de femmes et souvent de femmes d’un certain âge, marquées par le temps, courbées par le poids d’un travail domestique sans fin ou travaillée par une réflexion intellectuelle intense, martelées par les épreuves de la vie, se frayant des espaces de liberté au milieu des lourdeurs de notre société patriarcale. Lorsque je pense à ma grand-mère, femme du peuple, élevant ses cinq frères et sœurs puis m’élevant mes sœurs et moi-même, je suis amené à penser aux philosophes Simone Weil, Simone de Beauvoir, Hannah Arendt ou Gayatri Spivak réfléchissant sur la condition humaine et les injonctions faites aux femmes9. Je garde ce souvenir tendre d’elle et de ses précieuses amies, libérées des hommes, décédés ou absents, lorsqu’elles partaient en voyage, riant d’elles-mêmes, jouant au scrabble, vivant pleinement la vie, à la fin de leurs propres vies. Je crois que je ne l’avais jamais vu aussi heureuse en ces temps-là. Vous l’aurez donc perçu, cette exposition est un prétexte, une invitation à la réflexion, un projet à la fois artistique, social et intellectuel. A travers l’image de ma grand-mère, cette exposition est dédiée aux héroïnes anonymes, « subalternes » de notre temps, celles qui nous nourrissent depuis la naissance : de mots, d’affection, d’amour, de repas familiaux, de traditions, de luttes parfois violentes et de résiliences.

Je voudrais pour finir rappeler que cette exposition / installation a été collectivement imaginée et réalisée par les équipes de l’ENS de Lyon et je les remercie pour ce soutien et cette transformation réussie, en particulier Coralie, Vincent d’ENS Media, Ludovic le régisseur et David du service culturel. Elle s’est nourrie de rencontres avec Trio Cosmos et la Compagnie Inanna, elle s’est enrichie du travail vidéographique d’Alyosha… intitulé 24, 25, 26… héroïnes électriques.

Puisse ce lieu être, pour quelques mois à la fois un lieu de recueillement (pour celles qui sont parties trop tôt), un espace de réflexion, de lecture (50 ouvrages, trois revues, 8 fiches sont à votre disposition à consulter sur place), de débats et de joies, oui j’ai bien dit de joies.

Merci.

FX

Texte lu le 12 décembre 2019. Annoté le 15 décembre 2019.

Illustration : Suzanne B. (1907-1987), portrait réalisé à Saigon en 1998 par un artiste vietnamien.

Pour en savoir plus sur l’exposition :

Notes

  1. Dans ce sens, il s’agit « d’habiter le présent » selon le mot Jean-Louis Pradel analysant l’avènement de la Figuration narrative des années 1960 (Cf. Jean-Louis Pradel, La Figuration narrative. Des années 1960 à nos jours, Découvertes Gallimard, Hors Série, 2008.
  2. Je vois, à la relecture de mon texte, que je reste moi-même prisonnier de certains stéréotypes. Mais que l’on me comprenne bien, il ne s’agit pas ici de voir dans les femmes de mon expérience vécue « des mères, rien que des mères… » (Cf. Salle et Vidal, Femmes et santé encore une affaire d’hommes ?, Belin, 2017, p. 30-32). C’est bien plus que cela.
  3. Cf. « A Paris. Manifestation de solidarité avec Heide Boettcher [Böttcher] », Le Monde, 10 avril 1978 et « Qui a torturé Heide Kempe Böttcher ? », Le Monde, 19 juin 1978 (accès abonnés).
  4. Cf. Yaël Nazé, L’astronomie au féminin, CNRS éditions, 2014. Plus généralement sur la place des femmes au CNRS voir le bilan établi en 2004 par le Comité pour l’histoire du CNRS intitulé Les femmes dans l’histoire du CNRS, document en ligne : http://www.cnrs.fr/mpdf/IMG/pdf/cnrs_femmes_histoire.pdf
  5. Clin d’œil à l’introduction de Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, La Fabrique, 2019.
  6. « On admet moins difficilement le préjudice subi par un salarié du bâtiment qui a passé sa vie professionnelle à porter des charges lourdes que celui d’une salariée ayant fait des ménages tout sa vie » (Cf. Salle et Vidal, op. cit., 2017, p. 16-17).
  7. Ce texte implique une réflexion sur soi-même, un regard réflexif sur ses propres actions depuis l’adolescence.
  8. Cf. Andréa Dworkin, Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas. Anthologie, Paris / Montréal, Syllepse, Remue-Ménage, 2017, p. 153-163.
  9. Peut-être plus que je ne le pensais auparavant, elle joua un rôle prépondérant dans le processus d’identification à l’un ou l’autre genre. Sur ce sujet voir le chapitre de Victoire Tuaillon, « Comment la masculinité vient aux garçons » dans Les couilles sur la table, Binge Audio Editions, 2019, p. 29.