“Un pays qui se tient sage” ou “les effets (à long terme) de sidération”

Organisé autour d’un débat philosophico-politique spécifiquement axé sur la violence d’État, la légitimité de cette violence de part et d’autre de la confrontation peuple/forces de l’ordre (ici essentiellement urbaine et liée aux lieux de pouvoir), le film de David Dufresne retrace les durs moments de la répression du mouvement des Gilets jaunes. Après son minutieux travail de signalements, son récit romancé percutant, l’auteur nous invite à la réflexion.

Sans prendre partie, il instaure le dialogue entre les acteurs et les analystes : policiers, gendarmes, syndicalistes, ouvriers, jeunes, habitant/es des quartiers populaires, historien/nes, sociologues, politistes… pour offrir la multiplicité des points de vue sur les images de la répression engendrée par le choix politique de la violence d’État. Pour répondre à un soulèvement devenu quasi-insurrectionnel, souvenez-vous dans la parole de Castaner, le mot “sidération” devient au fil des manifestations la logique de terreur déployée par la Préfecture de Police de Paris pour neutraliser le mouvement. Que dis-je, le blesser, le casser, le détruire. A ce titre, un autre film sur les armes employées serait nécessaire, plaçant la France dans le giron des signalements d’Amnesty International.

Ce film de 1h26 restera comme un témoignage capital de ce jeu incroyable qui s’est joué entre le peuple et le gouvernement Macron entre novembre 2018 et la fin de l’année 2019. Et ce jeu ne fut pas tant celui de la “juste mesure” – dans tout combat à égalité on se toise, on se frappe, on respecte des règles dans l’affrontement et parfois on se réconcilie – que l’expression en direct des dérives des forces de l’ordre suivies de celles d’une justice implacable, le tout surplombé par un jeune Président, donneur de leçon, d’une arrogance et d’un mépris sans nom, porté par une inflation médiatique.

Le déploiement massif des témoignages vidéographiques et leur mise en ligne sur les réseaux sociaux ont sans doute limité les dommages corporels. Ils ont mis en avant les provocations. Ils ont montré aussi que le/la Gilet jaune de base ne sont pas descendus dans la rue pour casser du flic mais qu’ils/elles ont été accueillis comme les gueux d’une République sauvage par un gazage systématique par les forces de l’ordre. De quoi nourrir toutes les colères. Et l’origine de la colère n’est pas à négliger.

A l’issue de cette narration à voix multiples, je trouve que le film revêt ou peut-être déploie volontairement un aspect réconciliateur. C’est à la fois sa force et sa faiblesse. Force car le dialogue vaut mieux que la haine (c’est un des principes de la démocratie), faiblesse car le goût de la réconciliation sincère semble amer ou sa réalité si fragile. On attend des réparations du côté politique, une autre stratégie à envisager, et pourquoi pas des États généraux du maintien de l’ordre ! Chacun reste finalement en son for intérieur sur ses positions et donc le film n’offre pas tant de solution au problème qu’il n’officie comme une mise en garde.

En effet, bien que sous-entendu par plusieurs témoignages, le film ne préjuge pas des éventuelles suites que donnerait tout nouveau mouvement citoyen, aujourd’hui angoissé par l’idée de se faire matraquer, gazer et mutiler pour défendre des idées. La rue à Paris, la Capitale, la Ville des Lumières, a en quelque sorte reçu, pendant le temps des Gilets jaunes, le traitement de laborantin que subissent les quartiers populaires depuis des décennies. Une salve de coups tordus que l’affaire Benalla a incroyablement mis en lumière. Une jeune femme d’Amiens parle très bien de cette situation discriminante vis-à-vis des habitant/es des banlieues en versant quelques larmes.

Autre point fort du film dans son propos, David Dufresne interroge indirectement le traitement que les futurs gouvernements mettront en place pour le fameux “maintien de l’ordre”. Un traitement vers le pire (c’était d’ailleurs un peu le propos du roman) ou amendé par une réflexion stratégique plus respectueuse de la parole publique. Et si l’on prend en compte l’évolution sur une durée plus longue, remontant aux Voltigeurs de 1986 et débouchant sur les Brav-M de 2019, on peut craindre le pire. Tout dépendra de ce que l’État jugera efficace pour (se) protéger, lui ou son peuple.

Ce film à portée historique va vous remuer autant les sens par l’émotion, la tristesse ou la colère qu’il peut susciter face aux matraquages gratuits et absurdes, que nourrir votre réflexion sur les nouvelles formes de protestation à inventer. Il est donc important de ne pas le manquer.

FX, 03/10/2020. MàJ 04/10/2020.

Pour retrouver les salles qui diffusent le film voir le site de David Dufresne.