Olga Wormser-Migot : L’ère des camps [1973]

75e anniversaire de la libération des camps d’extermination nazis, occasion pour relire Olga Wormser-Migot. A l’époque de la parution de son ouvrage, on ne connaissait pas encore les camps de la mort lente du régime communiste vietnamien, ni les Killing Fields cambodgiens, ni l’ampleur du laogai chinois et peu d’émotions pour les prisons indonésiennes… C’était hier, au XXe siècle, de quoi sera fait demain ?

Trois extraits de l’introduction :

[Structure d’un siècle]

Le système concentrationnaire s’enracine à la structure du XXe siècle. Dénoncé par ses victimes quand elles lui échappent, dénoncé par des hommes de bonne volonté de toutes obédiences, mais aussi par ceux qui brandissent la dénonciation comme arme politique contre des régime qu’ils réprouvent et non dans l’absolu, le système concentrationnaire ne figure pas au premier plan des dangers qui guettent notre humanité, ces dangers que cataloguent scientifiques, économistes, sociologues ou hommes politiques. La menace atomique ou la pollution de l’air sont plus voyantes, plus aisément conjurables peut-être, et cela devient un truisme de constater qu’il est plus aisé d’aller dans la Lune que de proscrire un système qui met en esclavage des millions d’êtres pour lesquels la conquête de la Lune ne peut avoir aucune signification – à moins qu’un jour l’installation d’un camp de concentration lunaire pour tous les terriens indésirables y soit possible.

[Liberté partout, nulle part]

“Pas de liberté pour les assassins de la liberté.” Formule de Saint-Just, admirable sans doute au moment où il l’a prononcée, qui resterait admirable si le juste et la balance du juste jaugeaient le Bien et le Mal, si la liberté était un absolu immanent à l’être et ne déguisait pas la volonté de puissance d’une minorité, si la dictature ne confisquait pas pour elle seule la liberté de détruire tout ce qui n’est pas elle. Un siècle et demi après Saint-Just, les étudiants de Mai proclamaient : “Interdit d’interdire” ; mais quoi de plus fallacieux que de proclamer la dictature de la liberté ! Le monde oscille toujours entre l’aspiration que traduit la phrase de Saint-Just et les trahisons de cette aspiration qu’exprime Mme Roland : “Liberté, que de crimes on commet en ton nom.” La liberté devient une formule passe-partout qui, à travers les siècles et les régimes, signifie successivement le pouvoir, le peuple, le prolétariat ; une formule pour laquelle on meurt, pour laquelle aussi on fait mourir. Mais le prestige du mot demeure et claque au-dessus des foules asservies – ou des minorités asservisseuses.

[Résister malgré tout]

“Résister” : une persécutée protestante des guerres de Religion avait déjà gravé ce mot dans la pierre voilà bientôt quatre siècles. Si les forts en thème des classes de philosophie s’étonnent que l’on puisse à la fois perpétuer le souvenir de la résistance et exposer la morale de la joue tendue ou le “ne résiste pas aux méchants” des stoïciens ou de Tolstoï, les pédagogues pourront aisément leur apporter la solution de ces antinomies. On peut facilement tendre l’autre joue, c’est une vocation personnelle, mais on ne peut devenir ou rester un homme véritable si l’on pardonne aux bourreaux des autres, si l’on consent à se laver les mains du sang des justes.

Réf. : Olga Wormser-Migot, L’ère des camps, Paris, Union générale d’éditions, coll. “10/18”, n° 774, 1973, p. [7]-25.

Ouvrages de cette historienne sur la déportation et la résistance :

  • Tragédie de la déportation, 1940-1945. Témoignages de survivants des camps de concentration allemands, Paris, Hachette, 1954.
  • Quand les alliés ouvrirent les portes, Paris, Robert Laffont, 1965.
  • Le système concentrationnaire nazi (1933-1945), thèse de doctorat de l’université de Paris (1968), Paris, PUF, 1968.
  • Essai sur les sources de l’histoire concentrationnaire nazie (1933-1945), thèse complémentaire (1968), dactylographiée.
  • La Résistance, Paris, Éditions du Burin, coll. « L’humanité en marche », 1971 [suivie de : Annie Guéhenno, L’Épreuve ; préface de Daniel Mayer].
  • L’ère des camps, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1973.
  • Le Retour des déportés Quand les alliés ouvrirent les portes, Bruxelles, Complexe, 1985 (édition revue et augmentée de l’ouvrage de 1965).

Photographie : Olga Wormser-Migot © DR