A travers un récit joliment écrit, Simon Clair nous retrace la vie (assez) incroyable de Lizzy Mercier Descloux (LMD), une artiste musicienne française au destin international aujourd’hui tombée dans l’oubli. En douze chapitres rythmés comme les douze mois d’une année qui dura 47 ans (année du décès précoce de l’artiste), nous sommes plongés dans les douze univers de sa riche vie artistique. Peut-être l’ai-je croisée à l’époque à Harry Cover (12 rue des Halles), la boutique de disques et de merchandising de Michel Esteban, mais peu importe, l’itinéraire de LMD débute au 11 rue des Halles chez sa grande-tante Mauricette pour se terminer dans un lancer tragique de cendres à la mer, en Méditerranée.
Dans le New-York de la fin des années 1970, superbement décrit, la jeune égérie française côtoie et se lie d’amitié avec Patti Smith, Richard Hell et d’autres personnalités importantes de la scène musicale. Icône new-yorkaise et malgré tout icône décalée de la scène No Wave en pleine construction, Lizzy initie ses créations musicales atypiques en fondant le groupe Rosa Yemen, une expérience expérimentale (aujourd’hui redécouverte) avant de mettre sur pied le groupe qui portera définitivement son propre nom comme une volonté d’affirmation existentielle.
“Press Color”, le premier album de Lizzy Mercier Descloux sort sur ZE Records, le label de Michel Esteban en 1979, un album à son image de “visage boudeur de garçon manqué” les yeux perdus à l’horizon. Ce premier opus donne le ton : “affranchi des stéréotypes”, notamment dépressifs de la No Wave, il est le témoignage “de l’effervescence culturelle qui agitait New York” (p. 54) à cette époque. L’album que Simon Clair rapproche du “Cut” des Slits, sorti également en 1979, déploie une “palette de sons [qui] ne cède jamais totalement à la cacophonie” (p. 54). Les titres phares “Fire” (très disco), “Tumour” ou “No Golden Throat” lui donne sa touche légère, reflétant l’humour décalé de la jeune outsider. La French Touch avant l’heure.
Dès le départ donc, Lizzy affiche un style original, une élégance particulière, le cheveu en bataille et les yeux pensifs d’un Arthur Rimbaud féminin. Elle est en effet une incarnation de la liberté musicale, une exploratrice des sons et des couleurs, une futuriste des émotions. Quittant New York pour les Bahamas, le drôle de couple que forme Lizzy et Esteban explore les sons jamaïcains puis participe à la fabrique de ce que l’on appellera la “World Music”. Le second album Mambo Nassau sorti en 1981 explose de nouveau les codes :
Tout au long des dix morceaux […], on a l’impression d’assister à une déconstruction appliquée des structures du funk traditionnel, au profit d’un amas avant-gardiste de motifs rythmiques virevoltants “comme des derviches tourneurs”, pour reprendre les mots scandés par Lizzy dans “Room Mate” (p. 89).
Le succès viendra après avec le titre phare de l’album Zulu Rock, “Mais où sont passées les gazelles” (1984) mais ce succès est de courte durée gâché par des critiques sévères condamnant un peu vite l’appropriation par la jeune chanteuse de titres traditionnels africains d’autant plus que le disque est enregistré en Afrique du Sud, à Soweto, en plein Apartheid suscitant une polémique plus politique. Mais Lizzy se défend de toute mauvaise intention. Elle explique maladroitement sa démarche dans un souci de réflexivité sur son travail :
C’est un disque qui raconte la rencontre entre deux mondes, pas juste l’histoire d’une femme européenne qui va en Afrique. Je ne suis pas partie là-bas pour retrouver le son des tam-tams ou le sifflement des serpents ni pour ressusciter d’anciens rythmes comme le ferait un anthropologue. La musique là-bas est vraiment vivante. (p. 108)
A qui la faute ? CBS qui n’a pas crédité les musiciens sud-africains ? L’artiste prise au cœur de la controverse est durablement affectée. Sa démarche est brisée. A peine un ou deux ans plus tard, ce sera à chacun de s’approprier et de revendiquer cette “World Music” qu’elle a probablement initiée.
Après Paris, New York, les Bahamas, l’Afrique, les grands espaces et une courte heure de gloire c’est la réclusion et la maladie. L’aventure post-africaine se termine dans une forme de réclusion volontaire. Le passage de CBS à Polydor se fait mal. Elle y réalise deux albums en 1986 et 1988 mais ne renoue plus avec le succès et l’artiste prend le large… dans la campagne française. Dernier refuge pour tenter d’exister artistiquement en peignant les milles couleurs qui habitent son esprit et se nourrir de la nature. Presque dans une condition d’exilée, elle se retrouve un an en Guadeloupe où elle a suivi un homme qui ne lui offre que du désespoir. Elle revient en France où elle apprend qu’un cancer la ronge déjà. La maladie ne lui laissera pas le choix de se reconstruire et l’artiste disparaît en Corse, lors d’un ultime voyage, dans le dénuement, entourée d’une poignée de fidèles ami/es.
L’intérêt de cette émouvante biographie est double : redonner vie à l’existence particulièrement trépidante de l’artiste et démontrer toutes les difficultés qu’une femme artiste de la fin des années 1970 et des décennies suivantes doit surmonter pour faire entendre sa voix et défendre sa démarche artistique. C’est sans doute ce dernier point lié au genre qui paraît prégnant tant il reste d’actualité même si aujourd’hui les artistes musiciennes ou plasticiennes dépendent de moins en moins de la gente masculine pour s’affirmer. Lizzy aura en quelque sorte tracé une voie originale dans une industrie musicale encore largement machiste. Envers et contre tous jusqu’à sa dernière action d’artiste plasticienne affectée par la maladie et toujours déterminée dans sa démarche. Son amie Adele Bertei témoigne du poids de cette domination masculine complètement intégrée dans les mœurs du monde musical :
Par exemple, même si j’adore Richard Hell qui est un ami à moi, j’ai toujours été déçue qu’il ne parle jamais de Lizzy en tant que musicienne. C’est d’ailleurs le problème avec beaucoup des hommes qui l’ont fréquentée. Ils la voient toujours comme leur petite amie, mais jamais comme une artiste. C’est dommage car c’est vraiment l’une des meilleures musiciennes que j’ai connues. Elle n’était pas qu’une femme ou une amante. Je sais que ça lui faisait beaucoup de mal que l’on ne la considère pas à sa juste valeur (p. 79).
Dans un épilogue parfaitement réussi que je vous laisse découvrir, Simon Clair revient sur les premiers pas de Lizzy aux Halles. Son ouvrage, d’une lecture aisée et d’une écriture fine, qui se lit sans rupture, est un bel hommage à cette “éclipse” ou cette “étoile filante” si particulière dans l’univers musical français et international. Partez avec elle pour ce voyage singulier à travers le monde, rempli de couleurs et de saveurs subtiles, qui donne à son œuvre à la fois une incomparable énergie et une éternelle fragilité.
FX, 21/08/2020.
Réf. : Simon Clair, Lizzy Mercier Descloux, une éclipse, Levallois-Perret, Playlist Society, 2019.
- Retrouvez sa discographie sur le site Discogs.
En 1983, Malcolm (1946-2010) non plus n’avait pas crédité les musiciens sud-africains : https://www.youtube.com/watch?v=wLUYhREEDM0