Pour comprendre et trouver une réponse au titre intrigant de cet essai de l’historien Pierre Raboud dédié à l’émergence du punk en Europe occidentale, il faudra se plonger dans sa lecture. L’aventure, car il s’agit bien d’une aventure aventureuse et improbable, retrace l’avènement d’une affirmation culturelle, politique, sociale dans l’Europe de la fin des années 1970 sur le mode comparatif.
L’ouvrage, bien écrit, sans fioritures conceptuelles inutiles, se lit d’une traite du fait de sa forme même. Divisé en dix chapitres relativement courts regroupés dans cinq parties judicieusement étiquetées annonçant la thématique : “Espace et territoire” (chapitres 1 et 2), “Marginalit(é)s” (ch. 3, 4), “Le punk, c’est l’émeute et le plaisir” (ch. 5, 6), “Radicalisation” (ch. 7-8), “Frontières en tension” (ch. 9-10). En introduction, l’historien développe les outils et les sources qui vont guider son analyse clinique, presque froide de ce “corps punk” prêt à toutes les autopsies. Basé sur de nombreuses archives musicales (corpus de 38 fanzines et 55 groupes), institutionnelles, militantes ou policières, présentées dans les sources (p. 215-225), l’ouvrage est agrémenté d’une bibliographie de 131 références et de plusieurs index. Il est issu de la thèse de l’auteur soutenue en janvier 2017 à l’Université de Lausanne et débute par un avant-propos laudateur, à dimension de chapitre, de Jeremy Gilbert l’un de ses directeurs de thèse, qui souligne l’importance de cette “première étude transnationale du punk hors du monde anglophone” (p. 13) sur un sujet “central” et sa portée actuelle :
Les années 1970 et le début des années 1980 constituent une période fondatrice de notre propre époque, tant il est devenu évident que celles-ci ont marqué la naissance de la société mondialisée dans laquelle nous vivons, l’ordre néolibéral ayant remplacé le monde de l’après-guerre. La centralité du punk dans les changements culturels et sociaux qui eurent lieu à ce moment reste incontestable. Il ne saurait y avoir d’objet d’étude plus important pour comprendre d’où vient notre monde et ce qu’il est advenu (“Avant-propos” de Jeremy Gilbert, p. 10).
Centralité du punk comme objet complexe d’étude d’une époque toute aussi complexe subissant le contre-coup économique du choc pétrolier, la fin des trente glorieuses, le terrorisme urbain, la place de la jeunesse dans les sociétés étudiées. Centralité de l’objet et regard décentré sur le sujet. Car le grand intérêt de cet ouvrage est d’offrir un regard doublement décentré. Décentré car l’auteur, jeune chercheur suisse, n’est pas un “vétéran” de cette aventure ce qui l’amène par ailleurs à quelques jugements péremptoires concernant les visions “idéalisées” de cette scène par les anciens devenus rédacteurs de leur propre histoire (dont je fais quelque part assurément partie). Et décentré, car l’objet de l’étude n’est plus britannico-centrée ou même franco-centrée, ni-même suisso-centrée mais propose une analyse comparée fine (mais qui pouvait être encore plus étayée) de l’émergence d’un phénomène social, culturel et politique qui se déroule simultanément en France, en Suisse, en Allemagne de l’Ouest et en Allemagne de l’Est, une décennie avant la chute du Mur. Exit Londres et New York, place aux voisins européens encore largement méconnus sur ce plan. Ce dernier point est assurément une nouveauté dans le paysage de la recherche sur ce mouvement musico-politico-social (1).
Le punk a donc bien constitué en Europe un espace de “tension continue (de corrélation, d’influence et d’antagonisme) avec la culture dominante” (P. Raboud citant Stuart Hall, p. 197).
Nouveauté absolue, l’étude du punk en RDA, à travers les archives de la Stasi et en regard de ce qui se trame à la même époque en RFA, est tout à fait intéressante et pertinente car cette comparaison interroge la dangerosité de la révolte des deux côtés du Mur, les “stratégies” personnelles et collectives pour faire face à une répression/surveillance réelle et oppressante d’un côté et plus ludique de l’autre. La transgression apparaît asymétrique. Cette division allemande au cœur de l’Europe permet à l’auteur d’ouvrir la focale, de scruter les désirs et obligations des punks dissidents de l’Est autoritaire à celles de leurs camarades, dissidents de l’Ouest néolibéral. Il aurait été intéressant de pousser l’analyse jusqu’en 1989 pour voir comment les deux dissidences vont s’approcher, se jauger, débattre ou s’ignorer au moment historique de la chute du Mur de Berlin.
A la lecture, tout à fait agréable de cet ouvrage novateur, je me suis demandé à plusieurs reprises si, au cours de son autopsie pratiquée avec distanciation et regard critique, l’auteur n’oubliait pas quelques éléments de contexte que j’aimerai rappeler ici :
La première chose concerne la question du corps et des émotions (2). Les désastres de l’héroïne ou d’autres drogues dures (à l’origine de la disparition de bon nombre d’acteurs de cette scène, notamment à cause du Sida) sont à peine évoqués et sous l’angle particulier de la presse quotidienne ou les rapports de police (p. 191-192) ; à partir de cette question, que les “anciens” survivants pourraient renseigner, se greffe la question de la durée de cette expérience dans une vie d’homme (et comment la mesurer ? disparaît-elle à des moments de la vie et réapparaît-elle à d’autres ?). Dans sa dérive punk, Gilles Bertin, chanteur de Camera Silens parle d’un peu moins de deux ans. Mon expérience personnelle est, d’un point de vue de la durée, assez comparable (1977-1979). Cette question est évoquée (en p. 177 de l’ouvrage) mais rapidement évacuée comme élément de réponse car “certaines personnes ont gardé leur identité punk tout au long de leur vie” (citant A. Benett & P. Hodkinson mais cela pose question) (3). Or, à mon sens, l’autodestruction consciente ou inconsciente, l’attaque suicidaire et volontaire de nos “jeunes corps punks” adolescents, âgés de 13 à 20 ans, à coup de cutter (scarifications), d’inhalation de vapeurs de colle à rustine, de beuveries faites de bières et de cocktails alcooliques médicamenteux au cours de la période “Fun” a obligé une catégorie d’entre-nous à un recentrage. A un sevrage partiel ou radical, à un abandon de la fête ou à une fuite en avant. Le mégaphone contre le suicide. La politique comme reconstruction. Fini de jouer, il faut penser ! Parfois cela a fonctionné et parfois non, la politique s’étant déjà imbibée d’alcool. Une des articulations entre “fun et “mégaphones” pourrait se trouver ici.
Autre élément de contexte, qui n’apparaît nulle part dans l’ouvrage, au moins pour le cas français, l’émergence du punk est concomitante du renouveau Rockabilly (Crazy Cavan, Matchbox, Riot Rockers puis Stray Cats…) puis de l’avènement dès 1978 des premiers skinheads français, du mouvement Ska et des Mods. Le jeune punk des années 1977-1982 devait se confronter à deux types de dangers, d’abord incarné par les blousons noirs puis les “blousons verts” (comme dirait Tai Luc). La première génération de punks flirte ainsi avec les premiers Hells à Paris puis les Skins des Halles ou d’autres bandes de Teds. Des punks vont devenir Skins puis Mods, d’autres versent dans le Hard-Core, d’autres encore dans le Reggae Dub ou porter la banane spike des Psychobilly… “Crasseux” de la Sorbonne contre Skins du Luxembourg à proximité de New Rose… La porosité entre les différentes sous-cultures issues du punk pouvait être évoquée à l’appui des contenus des fanzines. Ce point me semble important pour expliquer qu’une forme de clarification politique intervient aussi bien en Grande-Bretagne (voir le parcours de Sham 69 et les concerts Rock Against Racism vs National Front ou British Movement), en Allemagne (voir la dérive vers l’extrême-droite du label Rock O Rama, au départ punk/hard core) ou en France avec la scène alternative vs une scène RAC néo-nazie. Or, qu’en est-il en Suisse et en Allemagne ? Le chapitre consacré à “la chasse aux punks” pouvait inclure cette dimension qui empêche d’ailleurs toute idéalisation du passé lorsqu’il fut violent. Ainsi le port provocateur simultané de la croix gammée et du A cerclé de l’anarchie (p. 149) ne pouvait durer longtemps (4).
Et cette question de la violence, des bandes et des sous-cultures concurrentielles n’est pas anodine, elle est presque taboue car elle soulève des traumatismes et des errances qu’il faut porter toute sa vie, surtout dans cette période adolescente de construction de soi. Le punk, ici, en Allemagne ou en Suisse c’était aussi l’amicale des asociaux, ceux qui ne voulaient pas ou ne pouvaient plus intégrer cette société. Et pour éviter cette dérive asociale problématique pour le futur, le recyclage ou l’abandon était nécessaire. A ce titre, la dimension psychologique aurait pu fournir un autre élément de compréhension du passé notamment en s’appuyant sur les trajectoires de personnalités importantes du mouvement dans chacun de ces pays. Au “punk des villes”, j’affinerai l’analyse au “punk des rues” à celui des “salons”, au punk “braqueur” au punk “consommateur” chez les disquaires, au punk de Paris à celui de la banlieue et de la province (5)… car si la ville et l’urbanité fut un élément vital – entendez de survie – pour les punks (mendicité, racket, vol à l’étalage, bagarres, squats…), il y avait des différences notables dans l’appropriation de ce territoire urbain. Des appropriations cools et des moins cools, des raisonnables et des dangereuses, des intelligentes et des suicidaires…
Enfin, l’ouvrage n’évoque que peut, sociologiquement parlant, faute de mention dans les données (p. 76-80), la question du genre qui apparaît tout de suite transgressive lorsque l’on s’intéresse à New York avec Patti Smith, Wayne County and the Electric Chairs ou plus en amont les New York Dolls… On se demande si cette problématique n’était pas également présente à Berlin, pourtant idéalisée par Lou Reed où s’il existait des connexions entre mouvement punk et communauté homosexuelle (on ne parlait pas encore de LGBTQI ou LGBT tout court). Quid du rôle clé des punkettes (en tant que chanteuses, musiciennes ou logisticiennes) qui pourtant apparaissent en filigrane dans les noms de groupes Lucrate Milk, Kleenex, Stinky Toys… ou plus concrètement dans les radios comme Cité 96 avec Lydie (p. 90) ?
[…] plus que de dénoncer la crise économique, l’émergence des scènes punk traduit la perte de légitimité des modèles de société de l’après-guerre, qu’il s’agisse du socialisme en Allemagne de l’Est ou du libéralisme partout ailleurs. La revendication d’une rupture totale s’inscrit à la fois dans le rejet de la société et dans la volonté de construire une culture qui soit radicalement nouvelle, libérée de toute forme d’héritage (p. 130).
La description clinique et intellectuelle du punk proposée par Pierre Raboud avec ses deux collaborateurs et artisans du projet de recherche PIND (Solveig Serre et Luc Robène) dans la veine des Cultural studies est assurément un bonne chose pour comprendre un phénomène qui, s’il n’échappe pas complètement à toute logique (qu’elle soit idéologique, culturelle, sociale) n’en reste pas moins une énigme dès que l’on élargit le tableau. L’approche transnationale fournit quelques éléments importants de l’émergence du mouvement et de son existence dans ce rapport Est/Ouest fascinant : briser l’ennui, jouir du présent, simuler le chaos, organiser la contre-culture, provoquer visuellement, se prendre en charge de façon autonome tout en fracassant cette possibilité lorsque se pose la problématique de la récupération par le système honnis (mais tout ceci est-ce bien spécifique au punk ?). Sur ce plan, l’ouvrage fourmille de détails puisés dans les expériences locales mises en perspective avec les pays voisins pour démontrer, selon la thèse de l’auteur, l’évolution d’une culture qui ne se prend pas totalement au sérieux à ses débuts pour se crisper dans une certaine raideur politique. Le chapitre dix de l’ouvrage intitulé “Catégorisations et reconstructions” est l’un des plus intéressants car il interroge cette complexité punk, non essentialiste, et son idéalisation post-mortem comme une expérience unique et extraordinaire.
En conclusion de sa thèse, insistant sur cette imbrication entre fun et mégaphones, entre provocation/transgression et politisation/radicalisation, l’auteur refuse de trancher : ces deux aspects furent constitutifs de l’existence d’un mouvement que l’on pensait éphémère et qui se présente au chercheur, mouvant, parfois insaisissable ou franchement contradictoire. Par exemple, derrière les titres de fanzines New Wave ou Molotov & Confettis, aux contenus très différents, il y avait des acteurs/actrices du mouvement motivés par des projets politiques peut-être assez proches. Ces trajectoires personnelles méritaient d’être interrogées et pourraient enrichir cet essai qui ouvre de grands chantiers et invite à poursuivre le champ des comparaisons entre pays et les interactions entre les différents acteurs/actrices de ces pays.
Décidément plus la recherche avance, plus le punk semble indéfinissable dans sa globalité et inclassable dans une totalité. C’est peut-être après tout ce qui caractérise cette avant-garde, qui sur les plans culturel, social ou politique, se révèle plus subtile qu’on ne l’imagine.
FX
Notes
(1) L’idée d’associer l’Italie aurait été intéressante du fait des connexions possibles entre mouvance punk et lutte armée, par exemple avec le groupe RAF Punk. Voir l’émission Skank Bloc Bologna sur France Culture (01/02/2017) : ” Un voyage dans le mouvement autonome apparu à Bologne en 1977. L’ironie, le punk et les radios libres en guise de révolution.”
(2) Un sujet exploré par le programme PIND. Voir par exemple la future journée d’étude : Le corps punk (1976-2016) et les travaux de Philippe Liotard, « Le corps punk, de la transgression à l’innovation (1976-2016) », Volume !, 13 : 1 | 2016, 123-139 (cité par P. Raboud).
(3) Indéfinissable, la mention d’une “identité punk” pose évidemment problème.
(4) Sur les rapports du punk et de la mouvance autonome en France, voir les travaux de Sébastien Schifres : http://sebastien.schifres.free.fr/
(5) Autant de thèmes que le projet PIND explore également. Voir par exemple la journée d’étude du 28 janvier 2017 : Punk des villes, punk des champs