Dépasser Mishima – entretien La Spirale

Passage consacré à notre exposition virtuelle dans le magazine en ligne La Spirale.


Tu consacres actuellement une exposition virtuelle à l’écrivain japonais Yukio Mishima, à l’occasion du cinquantième anniversaire de son seppuku. À propos de lui, tu as écrit « qu’il a accompagné ton adolescence et d’une certaine façon, en filigrane, ton existence », et tu établis notamment un parallèle avec le « théâtre de la cruauté » si cher à Antonin Artaud.

J’aimerais revenir sur ce qui t’a aussi fortement interpelé chez Mishima ? Était-ce déjà sa rébellion totale à la vision moderne et consumériste du monde, jusqu’à la mort ?

Mishima Yukio est un personnage paradoxal et c’est ce qui m’intéresse chez lui. Je pense que j’ai également une part de Mishima en moi. Dès mon adolescence, son écriture sur la cruauté m’a frappé, sa façon de décrire ses pulsions sentimentales et sexuelles (il y a du Genet et du Pasolini là-dedans), tout comme ses convictions sur l’importance du maintien d’un lien avec une tradition japonaise sublimée dans la figure de l’Empereur. C’est un hyper-romantique, une vision exacerbée de la vie et son aboutissement la mort. Il n’y a pas de lien évident entre Artaud et Mishima, si ce n’est la conclusion d’une certaine folie. Le premier se perd dans ses propres délires, le second y met radicalement fin. J’aime bien cette façon de faire. Comme je respecte aussi le désir de partir de ce monde de l’historien Dominique Kalifa, le jour de son 63e anniversaire. La défenestration du philosophe Gilles Deleuze à l’âge de 70 ans pour des raisons de santé reste pour moi un acte radical très fort. Dans Confessions d’un masque que je suis en train de relire dans une nouvelle traduction, Mishima exprime ceci : « Tout le monde dit que la vie humaine est comparable à une représentation théâtrale. Mais je ne suis pas sûr que beaucoup de gens aient été comme moi obsédés sans cesse, dès le début de leur adolescence, par cette conviction » (Confessions d’un masque, 2020, p. 100). La vie est un théâtre avec un début et une fin ; rideau. On a tendance à l’oublier mais en ces temps de pandémie cette évidence ressurgit.

Quant à sa vision du monde, elle est tout aussi paradoxale car il n’est pas tant antimoderne que postmoderne et sa vision anticonsumériste, doublée d’un antiaméricanisme, rejoint celle de Pier Paolo Pasolini. On peut voir des liens entre les Ecrits corsaires (1973-1975) de Pasolini et certains écrits de Mishima. Enfin, en tant que pratiquant d’arts martiaux japonais dans ma jeunesse, Mishima exprimait pour moi une radicalité nécessaire dans la formation martiale du corps. Il m’a sans doute aidé sans le savoir à passer cette étape cruciale et transitoire de mon existence entre une phase punk, alcoolique et intoxiquée, à une purification du corps par l’effort physique, le dressage de ses émotions et de ses pulsions. Son romantisme à fleur de peau m’habite toujours en quelque sorte. Cette petite exposition virtuelle rend hommage à sa diversité et à sa complexité encore largement inconnue en France. Mishima a été ma porte d’entrée, fascinée et fascinante, dans la culture avant-gardiste japonaise, du groupe artistique Gutaï à L’Empereur Tomato-Ketchup de Shûji Terayama, en passant par la performance théâtrale Butô, et d’une façon générale le cinéma indépendant des années soixante et soixante-dix.

Source : La Spirale, 13/11/2020. URL : https://laspirale.org/peinture-674-fanxoa-24-heroines-electriques.htmlPropos recueillis par Laurent Courau.

Illustration : L’Empereur Tomato-Ketchup du film de Shûji Terayama (1971) © DR