Sous l’égide de Florence Gaume et Livia Rapatel (BU Lyon 1), la bibliothèque universitaire de la Santé (BU Santé Rockefeller) présente depuis le 2 décembre 2019 une exposition particulièrement intéressante [1]. On est d’abord frappé par la beauté du dispositif. D’un agencement simple et très efficace, quatre panneaux recto-verso réalisés par Damien Favier vous accueillent dans le joli décor feutré de l’entrée de la bibliothèque de Santé. Disposition quasi perpendiculaire à huit faces, les panneaux comme quatre piliers du savoir délimitent un espace clos-ouvert sur quelques vitrines ornés d’un précieux butin : ouvrages anciens, manuels, objets, plantes médicinales… On est frappé ensuite par la richesse du propos corroboré par des sources textuelles et visuelles, agrémentées d’outils pratiques. L’aspect synthétique des quatre premiers panneaux est trompeur car chacun possède une portée pluridisciplinaire, à la fois historique, médicale, philosophique, littéraire et picturale. Autant dire que ces sources (ici exclusivement occidentales) dûment sélectionnées se répondent en parfaite harmonie avec un souci pédagogique et loin d’un exotisme que l’on pouvait redouter. Nous ne sommes pas dans un cabinet de curiosité mais bien dans l’antre d’une recherche en cours. Histoire médicale, histoire des idées, anthropologie du sensible et histoire sociale se combinent tour à tour. Car si « le médecin est face à la douleur » sa résonance est aussi culturelle, religieuse et sociale.
On voyage ainsi à travers la douleur, sa définition complexe et parfois improbable, son traitement tout aussi rude ou incompris, sa perception dans l’Europe des XVI-XVIIIe siècles. Les préjugés et quelques idées fausses sont interrogés et déconstruits sur l’appréciation du phénomène (panneau 1) ; identifier et localiser la douleur constituent la première étape (2) ; signes et signaux de la douleur sont analysés (3) ; descriptions et mesures de la douleur rapportent la complexité de l’exercice médical (4 mon panneau préféré) ; le vocabulaire spécifique de la douleur est souligné (5) ; les multiples réactions face à la douleur sont mises en avant jusqu’à leur impact social (6) ; thérapeutique (7) et pharmacopée (8) ferment la première partie de ce voyage dans un passé qui finalement n’apparaît que peu éloigné du temps présent notamment des situations de guerre ou d’urgence médicale [2].
Cet ensemble textuel et pictural présentées et analysés avec finesse par les deux principales commissaires scientifiques de cette exposition (Raphaële Andrault et Ariane Bayle initiatrices d’une recherche innovante sur l’« archéologie de la douleur » [2]) dévoile ainsi la douleur des siècles passés sous ses nombreux aspects. Douleur de l’adulte, de l’enfant, de l’amputé, du membre fantôme, soudaine ou chronique, vive ou lancinante, elle suscite inquiétude, effroi ou compassion. La lecture de ces textes mis en scène vous invite et vous incite quelque part à fournir votre propre évaluation de la douleur. Rassurez-vous, vous ne serez pas seul.es lors d’une visite même impromptue car quelques gardes ou gardiennes vous accompagneront silencieusement dans cette intimité du savoir et de la raison. Deux squelettes encadrent l’entrée de l’ascenseur et un écorché vif veille à la montée de l’escalier. Pour nos deux squelettes la douleur est une affaire du passé dont ils s’amusent, pour l’écorché.e elle apparaît comme figée dans le temps.
Ce voyage dans un savoir largement inédit ne se limite pas à cette scénographie généreuse en documentation. Un écran tactile vous attend (passez outre les quelques caprices d’utilisation avec l’interface interactive, tapez sur « sommaire » tout en bas en bas à droite et le menu déroulant apparaîtra) comprenant une somme assez importante de textes liés à chacun des panneaux (des renvois sont indiqués) lus par Géraldine Berger et Thomas Rortais. Une plage musicale baroque très appropriée présentée par le musicien Sébastien d’Hérin vous permettra de faire une pause méritée. Enfin, trois regards contemporains (Nicolas Danziger, neurologue, Luis Garcia-Larrea, chercheur, et Patrick Mertens, neurochirurgien) que je recommande fortement vous offriront des clés de compréhension sur le contemporain (on espère une mise en ligne sur un site dédié et pourquoi pas un ouvrage dûment illustré). Ces derniers sont remarquablement organisés autour de citations d’auteurs du XVI et XVIIIe siècles permettant ainsi de lier passé et présent et d’apprécier la justesse d’un propos de Descartes, Montaigne ou de Malebranche.
L’utilisation de cet écran peut tout de même en fatiguer plus d’un.e car, au risque de gêner le passage vers la sortie, il faut rester debout pour apprécier pleinement textes lus, musiques et entretiens. Une bibliographie des références textuelles et picturales utilisées est disponible sur cet écran et une page crédits permet de voir d’un coup d’œil l’important travail collectif qui a été réalisé. Une légère douleur en bas du dos vous alertera et vous signifiera qu’il est temps de mettre un terme à cette position ingrate. De quoi reprendre une seconde déambulation… car j’allais oublier de vous le dire, une suite est indiquée à l’étage mais je ne m’en suis souvenu que dans le tramway du retour [4]. Voici une bonne raison pour poursuivre l’investigation avant la fermeture le 23 février prochain.
Dans cette époque pressée, cette exposition nous invite à prendre le temps de comprendre ce qui travaille nos corps (vivants ou disparus) et nos esprits embués par la multiplication des micro-tâches quotidiennes à faire. En ce sens, cette exposition, claire, agréable, à la fois profondément scientifique et savamment culturelle, se révèle d’utilité publique.
FX, 08/02/2020. (texte et photos)
Notes :
[1] Florence Gaume et Livia Rapatel, conservatrices de bibliothèques, sont particulièrement investies sans la valorisation du savoir scientifique. Lire à ce propos leur article en ligne : La Fête de la Science en bibliothèque universitaire, l’exemple de la BU Lyon 1, Presses de l’enssib, 2016.
[2] Deux autres panneaux (recto-verso) sont situés au premier étage de la BU Santé. L’ensemble réunit 12 panneaux. Voir la présentation sur le site de l’ENS de Lyon.
[3] Cette exposition s’inscrit dans le cadre du projet “Une archéologie de la douleur : littérature, philosophie, médecine” conduit par Raphaële Andrault, philosophe (CNRS, Ihrim), et Ariane Bayle, MCF en littérature générale et comparée (Lyon 3). Organisatrices du 4e colloque de ce projet : “Expérience de la douleur et connaissance de soi à l’époque moderne” (ENS de Lyon, 13 et 14 février 2020).
[4] Ne faites pas comme moi, captivé par le premier étage, j’ai manqué le second. Une mise à jour de ce billet sera donc nécessaire.