Viv Albertine: De fringues, de musique et de mecs. Récit d’une émancipation punk

“De fringues, de musique et de mecs”.

Derrière ce titre en apparence anodin se cache un récit autobiographique d’une incroyable intensité. La vie racontée par Viv Albertine est un road movie trépidant, dérangeant, amusant, violent et intéressant. Le livre rassemble pas moins de 95 chapitres, flash d’une existence de l’enfance à l’âge adulte à l’heure où l’on fait le point. D’une lecture plaisante et haletante, ces 95 chapitres illustrés s’étalent sur les deux faces d’un disque authentiquement subjectif d’une artiste féministe désirante dans le chaos de sa vie. Comme le dit Viv en introduction, on y apprend pas mal de choses. Sur sa construction par la musique, pour la musique, avec la musique, au-delà de la musique car la musique et sa sociologie forment le fil conducteur de cette aventure fulgurante dans laquelle les mecs et les fringues sont le continuum de la musique.

Pas besoin de rentrer dans les détails croustillants de ce récit brut, Viv en offre un mode d’emploi pressé dès les premières pages, sexe, drogues, punk rock… Là n’est pas le plus important car son récit, sous un vernis souriant, est grave, tendu, profond, une belle leçon de vie à travers duquel elle pose de grandes questions. Quels sont les rêves atteignables pour une jeune fille de condition modeste du nord de Londres ? Comment sont perçues les filles punk dans le monde punk et dans la société ? Comment concilier la vie d’artiste et la vie de famille ? Quel équilibre entre le créatif et le domestique ? Qu’est-ce que le courage ? Qu’est-ce que l’amour ?

A travers ces petits textes se bouscule beaucoup de monde et l’on découvre mieux Sid Vicious (Sex Pistols), Mick Jones (The Clash), Johnny Thunders (The Heartbreakers), Keith Levene (PiL), Gareth Sager (The Pop Group)…  Révélation musicale et féministe avec Patti Smith : « L’écoute de Horses libère en moi une idée – la sexualité des filles peut exister selon ses propres termes, pour leur propre plaisir ou leur propre travail créatif, pas seulement à des fins d’exploitation ou pour attraper un homme » […] « Entendre Patti Smith être sexuellement aussi libérée, monter crescendo jusqu’à l’orgasme tout en étant à la tête d’un groupe, ça m’excite. Ca m’émancipe » (p. 109). On suit pas à pas l’accomplissement des Slits, ce premier groupe punk entièrement féminin. Une trajectoire sociale difficile marquée par des violences. Une trajectoire musicale improbable du vacarme punk assumé et sauvage au reggae-pop expérimental sophistiqué toujours sauvage. Une belle histoire artistique entre filles vue de l’intérieur sans fioritures sans tabous : « Les Slits se font souvent maltraiter dans la rue mais même si l’appartenance au groupe suppose pour chacune de nous des désagréments différents, on se battra l’une pour l’autre jusqu’à la mort » (p. 224).

Pas de fantasme non plus sur l’univers punk partagé entre les « psychopathes nihilistes carriéristes » et ceux qui sont attirés par les idées (p. 329). Et pourtant, « l’époque du punk est la seule où je me sois sentie adaptée. Une toute petite parenthèse pendant laquelle il a été acceptable de dire ce qu’on pensait » (p. 551). La fin des Slits est une douleur débouchant sur un vide sidérant suivi d’un mariage heureux puis oppressant. On croise les amies disparues, sœurs d’armes ou confidentes, Ari Up (chapitre 45, un des chapitres les plus émouvants) et Poly Styrene, chanteuse géniale de X Ray Spex. Si vous avez été punk ou que vous l’êtes à partir d’aujourd’hui, ce livre vous parlera, il vous contera à l’oreille les pièges de la liberté, les affres du business musical, les combats d’une mère pour s’imposer et la réalité crue de la vie d’une artiste dans un univers encore très masculin ou comment se faire respecter en restant soi-même.

Si Viv a écrit ce livre pour sa fille, les hommes, artistes ou pas, devraient le lire car c’est aussi un cri de révolte face à une domination si intégrée par nos sociétés. Cette domination, Viv la bouscule, s’en sert et la renverse pour se construire et trouver son propre chemin avec cette petite voix qui lui souffle régulièrement à l’oreille : « Je ne vais plus laisser aucun homme me tyranniser et me dire que je ne vaux rien » (p. 543). Et ce graffiti de toilettes qu’elle affiche en exergue de la p. 536 sonne comme un avertissement : « Derrière chaque femme qui réussit se cache un homme qui a essayé de l’arrêter ». Artiste courageuse, extrêmement résiliente, au caractère bien trempé, à la plume acérée, son ouvrage peut se lire à la fois comme un mode d’emploi punk d’émancipation et un manuel de survie féminins : « J’ai été élevée pour être féministe, rebelle, créative. Pas pour être femme de ménage, cuisinière, pacificatrice et experte en concessions » (p. 420) et l’équilibre n’est pas évident ni peut-être même souhaitable.

Avortement, aérobic, baby blues, naissance, cancer, sang, pleurs, footing, son corps est soumis à rude épreuve, chute, fatigue et reconstruction. Mais cette lutte où le corps est engagé, entièrement et intimement, cette quête de création et de liberté est fondamentalement optimiste. Cet optimisme réfléchi et pesé, ou encore insensé (Dis oui, Viv), fait de la vie de Viv ce road movie si particulier et si audacieux. Il fallait raconter cette histoire d’émancipation, elle l’a fait avec cette verve inimitable ponctuée de réflexion interne en italiques comme des clins d’œil à ses lecteurs-trices. Pour ce récit flamboyant, pour ta musique sans concession, merci Viv.

FX, 15/08/2019.

Réf. : Viv Albertine, De fringues, de musique et de mecs, Paris, Buchet Chastel, coll. 10/18 (n° 5419), mars 2019, 573 p. L’ouvrage est paru en anglais en 2014, traduit et édité en français en 2017 et réédité en poche en 2019.