Outrages ou L’impossible retour

Illustration : © Jade Dessine “Se sentir dans un trou noir” (2019).

Une jeune femme se rend dans sa famille après dix ans d’absence. Subtilement, elle nous invite à l’accompagner. A travers les dédales de sa vie passée, sorte de rêve éveillé, on comprend que ce retour est à la fois une nécessité et une souffrance. Auront-ils compris ? Auront-ils accepté ? Sauront-ils briser le silence ? Quelle sera la réaction d’une mère fantomatique et d’un père effacé, de deux frères impassibles, une grand-mère bienveillante ? Seront-ils transcender la froideur, le secret et le mépris ? Quelle est le poids de la culture, sa culture ? Comment s’arranger avec ses « racines familiales » ? Dans Outrages, à travers ses personnages, Tal Piterbraut-Merx expose le labyrinthe intérieur d’ « elle », infirmière un temps, figure centrale de son roman, qui doit la mener vers une réponse… mais laquelle ?

On entre dans ce labyrinthe d’abord avec difficulté puis l’enquête se précise au fil d’un texte qui fait corps avec « elle ». Ses émois, ses pulsations, ses moments de doutes, ses désirs, sa souffrance invisible, « les joues si rouges et toute sa colère condensée dans la finesse de la peau » (p. 92-93)… « Moiteur », « torse », « corps », « ventre rond », sont les mots clés qui rythment cette mélodie anxiogène. Que peut-on dire de soi lorsque l’on ne sait pas et lorsque les autres refusent de voir ?

Son roman, Tal Piterbraut-Merx le découpe en quatre chapitres frappés d’un intermède vital intitulé « Le banc », témoin déconcertant, presque animé, de la souffrance du monde et en particulier de celle des femmes. Ce banc apparaît à l’aune de l’enquête comme une pause nécessaire alors que ce retour se précise, — hésitant, angoissant, périlleux — vers une porte qui s’ouvre sur un probable néant. Les quatre chapitres rythment le questionnement existentiel de l’héroïne, qui, de ses « lèvres évidées » aux allées au parc, aux plaisirs lesbiens en s’arrêtant sur ce banc témoin, doit lui permettre d’atteindre la lourde porte du temps et de passer au travers. Une porte close sur cet autre monde étouffé sur lui-même : « On n’a pas élevé les cochons ensemble », répète-t-elle à plusieurs reprises. Qu’y aura-t-il derrière la porte ?

L’histoire décousue de cette héroïne à la fois perdue et lucide ressemble à une lutte contre son propre destin. Il est à l’image de ce propos : « Le destin, lui avait dit un jour sa grand-mère, est un bibelot de cruauté » (p. 119). Son enquête est une quête mais « il y a des trous dans cette histoire » (p. 126) et « il manque des pièces dans le puzzle » (p. 142). On ne saura donc pas.

La protagoniste de l’histoire offre, à propos de sa littérature sinueuse, cet avertissement à son lectorat comme une angoisse de le perdre :

« Pour vous aussi, tout n’est pas complet. Il faudrait retracer, réagencer. Tout relire depuis le début pour mieux en saisir les étapes. L’intrigue est trouée, la narration inachevée. Dans ce roman, les informations parviennent au compte-gouttes, difficile de savoir ce qui importe le plus. Dans cette famille, les maux n’atteignent pas leur destination ». (p. 142-143)

Récit labyrinthique, onirique et psychanalytique, Outrages est aussi une révolte contre la bourgeoisie conservatrice, les idées préconçues, la relégation des corps d’enfants abusés ou meurtris, une collection de traumatismes liés au fonctionnement du patriarcat, de l’injonction de réussite sociale, du mépris des autres, de la dictature des normes désuètes, des omertas.

Emprise familiale, dépossession de soi, appropriation abusive du corps des enfants, l’héroïne du roman de Tal Piterbraut-Merx tente de briser le silence et l’enfermement par ce retour inattendu. Jean-Paul Sartre dans la pièce Huis clos (1943, publiée en 1947) ne nous rappelle-t-il pas que « l’enfer c’est les autres » ? L’héroïne de Tal nous dit que l’enfer se referme sur nous-mêmes lorsque les autres nous détruisent par leur indifférence glaciale ou leur condamnation silencieuse et que le dialogue reste impossible. Peut-on lire sa littérature détachée de son travail philosophique sur les relations adultes/enfants, sur l’inceste, sur les violences éducatives, sur la transidentité ? Peut-on la comprendre sans connaître son histoire personnelle ? Probablement pas. En ce sens, le récit de Tal Piterbraut-Merx est le reflet d’une jeunesse qui ne veut plus se taire. Quoi qu’il en coûte.

Ielle écrit :

« Tragédie du langage. Il y a ce silence à dénouer, qui comprime sa poitrine. Il doit être contagieux puisque personne ne parle. Les secrets emplissent les joues, et donnent aux visages une atmosphère comprimée. Le rouge s’étend aux coins des lèvres d’avoir trop dû se taire ». (p. 136)

Que l’on ne s’y trompe pas, le roman de Tal Piterbraut-Merx n’est pas qu’un monologue intérieur, c’est aussi une longue poésie, plus douce qu’Antonin Artaud, aussi percutante que la prose de Virginie Despentes ou de Virginie Lou. Elle nous étonne par ses ruptures, sa vivacité, ses haïkus intériorisés.

« Les mots glissent sur ses lèvres, ils se hissent au-dehors. Leur manière importe moins que leur teinte haute et sonore : un cri. Comme un oiseau, sans ailes elle s’emporte ». (p. 102)

Une poétique fine et ciselée, pasolinienne peut-être, qui demandera des relectures, de nouvelles plongées pour dégager dans son approche philosophique, descriptive, impressionniste, les attributs du cœur, du corps et le sens profonds des mots. Telle cette douceur :

« Plus jeune elle avait voulu dormir avec une autre sur une plage isolée. Elles étaient toutes deux charmées par leur promenade nocturne contre le sable glacé. Leurs pieds y laissaient de larges empreintes et s’irisaient d’un limon pailleté. Elle aimait le contact de sa paume contre son épaule, elle la rassurait ». (p. 91)

J’ai lu Outrages avec gravité. C’est le récit d’un impossible retour, d’un dialogue familial plombé d’avance, engoncé dans un silence hypocrite, d’une douleur installée pour durer et d’une volonté d’insoumission. En ce sens, publié en 2021, le roman de Tal Piterbraut-Merx a des allures de provocations de 1977. Bousculant nos normes socioculturelles, son Outrages est Punk. C’est le récit d’une impasse qui s’impose à soi-même. Comment s’en sortir puisqu’il n’y a pas de fin ? Et qu’il n’y en aura finalement jamais.

FX, 7 novembre 2021. MàJ 11/11/2021.


2 commentaires

  1. Youn dit :

    Bonjour. Merci pour cette critique d'”Outrages” de Tal Piterbraut-Merx.
    Cependant un passage comporte un contresens qui me semble très problématique étant donné les engagements et positionnements politiques de Tal Piterbraut-Merx. La référence à André Gide est en effet très gênante. André Gide était pédophile, ne s’en cachait pas et le revendiquait dans ses écrits. Il appelait de ses voeux une plus grande disponibilité sexuelle des enfants pour des adultes en dehors de la famille. En ce sens, sa critique de la famille se trouve à l’opposé de celle formulée par Tal Piterbraut-Merx qui condamnait et dénonçait inlassablement la pédophilie et l’inceste, ainsi que les relations de pouvoir et la domination des adultes sur les enfants au sein de la cellule familiale, dans une perspective d’émancipation des enfants.
    Les thèses et revendications pédophiles d’un certain nombre d’intellectuels du 20e siècle ont été passées sous silence ou mises de côté par la postérité (bien qu’elles aient été publiquement défendues, comme l’explique par exemple cet article paru dans Marianne). Mais Tal Piterbraut-Merx s’attachait à un travail de vigilance et de dénonciation au présent de ces positionnements. Il est important de revoir nos legs culturels à la lumière de ces questionnements. Pourriez-vous amender votre article afin de clarifier (et de dénoncer) le contexte de la citation d’André Gide et que celle-ci ne puisse plus être associée au travail et à l’oeuvre de Tal Piterbraut-Merx?

    1. FanXoa dit :

      Merci pour votre lecture attentive et votre commentaire argumenté et bienveillant. Je ne connaissais pas ce “background” peu reluisant de Gide et effectivement c’est un total contresens au regard du travail de Tal Piterbraut-Merx et de ce que je pense à titre personnel. J’ai modifié mon texte en conséquence car il est hors de question de laisser planer une contradiction sur un sujet aussi important pour notre société. FX

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