Mishima – la Beauté, la plaie et le néant

Une analyse touffue de Régis Poulet sur la Revue des Ressources. Lire Mishima avec les outils du classicisme occidental, de Nietzsche et du Bushidô.


« Il est difficile de vivre et de mourir en beauté, mais il est tout aussi difficile tant de vivre que de mourir de façon profondément horrible. C’est là l’humaine condition » [1], constate Mishima Yukio dans son commentaire du Hagakure (1967). Cette association de la mort, de la beauté et de l’horreur, trois ans avant son seppuku, n’est pas rare dans son œuvre. Dès ses quatre ans, rappelle-t-il dans Kamen no kokuhaku (Confession d’un masque, 1949), il eut le pressentiment de l’existence d’une sorte de « désir pareil à une douleur aiguë » [2]. Son imaginaire et ses fantasmes en furent empreints sa vie durant et toute son œuvre gravite autour de l’élucidation de ce mystère.

Rien de plus absurde pour ce qui concerne Mishima que d’accorder à son esthétique un traitement à part : lui qui plaça dans la bouche du Radiguet de son propre Bal du comte d’Orgel (Dorugeru haku no butôkai, 1948) les propos suivants : « mon œuvre devient ma propre morale » [3], considère la Beauté comme une question de premier ordre. Kinkakuji (Le Pavillon d’Or) prouve d’ailleurs que la Beauté n’a pour Mishima jamais autant de valeur qu’en vertu de sa destruction. « Ma seule source d’intérêt, mon seul problème, c’était la Beauté », affirme le jeune bonze du roman, avant d’ajouter : « Quand on concentre son esprit sur la Beauté, on est, sans s’en rendre compte, aux prises avec ce qu’il y a de plus noir en fait d’idées noires » [4].

Depuis ses débuts littéraires, Mishima a toujours refusé la version nippone du réalisme et du naturalisme, le shi-shôsetsu, où les écrivains prétendent dévoiler l’homme en se racontant sur le mode autobiographique, mais surtout, selon le point de vue de Mishima, sans exigences esthétiques particulières. Son souci récurrent sera de trouver une forme adéquate à sa ‘morale’, c’est-à-dire à sa sensibilité. Comme l’a très bien montré Annie Cecchi, il puisera dans le classicisme occidental (tout particulièrement chez Racine et Radiguet) cette structure qui le distingue parmi ses pairs [5], et dans la tradition japonaise cette éthique du bushidô des samouraïs. Par là, il tenta d’incarner le bunburyôdô, à savoir l’alliance de la littérature (bun) et des arts martiaux (bu). Sa recherche de la Beauté est celle d’une forme apollinienne qui puisse canaliser les forces dionysiaques : il lui faut trouver la mesure entre le violent élan vital qui sourd du cosmos, prêt à emporter tous les êtres dans la fusion et le chaos et, d’autre part, les forces structurantes et individualisantes d’une projection esthétique.

Lire la suite : La Revue des Ressources, 09/08/2009. URL : https://www.larevuedesressources.org/mishima-la-beaute-la-plaie-et-le-neant,516.html

Illustration : Ordalie par les roses – photographie de Eikoh Hosoe